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° Introduction à la Théorie de la forme pure au théâtre - Witkacy
B. Pour un nouveau type d'art théâtral.
Le théâtre, qui est, comme la poésie, un art composite contient davantage encore
d'éléments inessentiels et c'est pourquoi il est beaucoup plus difficile d'imaginer une
forme pure sur la scène, indépendante des actions humaines en son essence.
Je crois pourtant que ce n'est pas tout à fait impossible. Tout comme il a existé, dans les arts
plastiques une époque où la forme pure et le contenu métaphysique de la sensibilité
religieuse formaient un tout unique, il y eut aussi une époque où le devenir scénique et
le mythe réalisèrent une unité semblable. La forme et le contenu de notre peinture et
de notre sculpture, le contenu de leurs objets, qu'ils soient fantastiques ou proches du
réel, ne sont qu'un prétexte à la création sans aucun lien direct avec elle, une sorte de
doping pour le mécanisme esthétique portant l'artiste à une certaine tension créatrice.
Je pense donc qu'on peut envisager un art théâtral dans lequel le devenir lui-même –
indépendamment des images intensifiées qu'il donne de la vie – peut porter le
spectateur vers un état de compréhension métaphysique, de réceptivité aux sentiments
métaphysiques, que le fond de l'oeuvre soi fantastique ou réaliste ou encore une
synthèse de ces deux genres. Mais cela suppose évidemment que toute la pièce prenne
sa source en un besoin sincère de susciter scéniquement de tels sentiments avec la
forme appropriée. Et que l'essentiel de l'oeuvre ne réside pas uniquement en son
contenu réel ou fantastique mais que, par la synthèse de tous les éléments théâtraux
(sons, décors, mouvements scéniques, texte) il puisse s'édifier librement, sans référence
nécessaire au monde réel ; Il faut pouvoir librement et totalement déformer la vie et le
monde fantastique pour créer une unité dont le sens serait fourni par son architecture
interne et scénique et non par les exigences de la psycholoie ou de l'action en fonction
de la vie, ces dernières exigences n'étant valables que pour les oeuvres qui se veulent
une reproduction amplifiée de la réalité ; Je ne veux pas dire apour autant que l'oeuvre
théâtrale doive être à tout prix absurde mais seulement qu'elle ne soit plus freinée par
les modèles actuels, fondés sur le sens vital ou les règles du fantastique. Les comédiens
ne devraient pas exister en tant que tels mais comme éléments d'un ensemble, au même
titre que telle tache de couleur rouge en tel tableau.
La pièce envisagée peut prendre toutes les libertés qu'elle veut à l'égard du réel.
Il suffit que cette liberté – et les absurdités apparentes qu'elle entraîne – soit justifiée et
conduise vers la dimension psychique où il est primordial d'introduire le spectateur. Je
ne suis pas pour le moment en mesure de donner un exemple précis d'une telle pièce.
Je veux seulement marquer ici la possibilité d'en créer une par le dépassement des
préjugés révolus.
Admettons donc que quelqu'un écrive une telle pièce. Le public devra s'y
habituer comme il s'habitue aux mollets déformés des tableaux de Picasso. On peut
imaginer un tableau uniquement fait de formes abstraites qui, à moins qu'on ne les
suscite soi-même à tout prix, n'impliqueront aucune référence aux formes du monde
extérieur. Par contre, on ne peut imaginer une oeuvre identique au théâtre car le
devenir pur dans le temps n'est possible que dans la sphère des sons et des couleurs.
On ne peut concevoir d'oeuvres théâtrales sans interventions et sans actions de
personnages – fussent-ils les plus farfelus ou les plus monstrueux – car le théâtre est un
art composite qui ne possède pas, comme la peinture ou la musique, d'éléments ou de
matériaux autonomes. Le théâtre actuel donne l'impression d'un art désespéremment
bouché qui ne peut éclater qu'en y introduisant ce que j'ai appelé le fantastique de la
psychologie et du comportement. La psychologie des personnages et leur
comportement doivent être un prétexte à une pure succession d'événements.
L'essentiel, c'est que la continuité psychologique des personnages et celle de leur
comportement ne soit plus ce cauchemar qui pèse de tout son poids sur l'architecture
des pièces. On en a plus qu'assez, à mon sens, de ce règne maudit des caractères, de
cette pseudo-vérité psychologique qui donne à tous la nausée . En quoi ce ui se passe
dans la rue Wspolna n°38, appartement 10 ou dans quelque château enchanté ou dans
quelque époque lointaine, peut-il nous intéresser ? Nous souhaitons, au théâtre,
pénétrer dans un monde radicalement différent où les événements, découlant de la
psychologie ds personnages – qu'ils soient vraisemblables ou erronés – les jeux
d'éclairage, les changements de décor, l'accompagnement musical, doivent s'imposer
comme nécessaires et provoquer, par la singularité de leur enchaînement, un devenir
temporel libéré de toute logique, à l'exception de celle de la forme même de ce devenir.
A cette nécessité peut aussi s'adjoindre la possibilité de modifier le psychisme des
personnages en faisant abstraction de la logique de leurs comportements. Cette
psychologie « fantastique » devra s'imposer avec la même évidence que les mollets
cubiques des peintures de Picasso.
Les gens qui rient devant les déformations de telle ou telle peinture
contemporaine riront aussi évidemment devant le psychisme incompréhensible des
personnages sur la scène. Mais il me paraît possible de résoudre ce problème – comme
il le fut, relativement pour la musique et la peinture contemporaines – en essayant de
mieux comprendre l'essence de l'art moderne et de s'habituer aux oeuvres nouvelles.
Ceux qui ont compris l'art pur en peinture ne peuvent plus regarder les autres
tableaux comme auparavant. De même, ceux qui se seraient faits à ce nouveau théâtre
ne pourront que difficilement supporter les oeuvres réalistes ou lourdement symbolistes
d'aujourd'hui. En peinture, nous avons maintes fois vérifié ce phénomène sur des gens
qui semblaient au début incapable de comprendre la forme pure et qui, après une
certaine initiation, purent formuler sur les oeuvres modernes des jugements
remarquablement pertinents. Peut-être y a-t'il dans ce raisonnement une certaine dose
de perversité mais pourquoi aurions-nous peur de la perversité dans le domaine de
l'art ? Les perversions sont choses pénibles dans la vie mais peut-on transférer au
domaine de l'art des jugements qui ne concernent que la vie ?
La perversion en art (par exemple, le déséquilibre des masses dans la
composition, la désharmonie des couleurs en peinture) est un moyen, non un but. C'est
pourquoi elle est étrangère à la morale puisque le but qu'elle permet d'atteindre –
l'unité dans la pluralité de la forme pure – ne saurait lui-même être jugé selon les
critères du bien et du mal. Avec le théâtre la chose se passe un peu différemment
puisque ses éléments constitutifs sont des êtres vivants et agissants.
Une pièce répondant aux exigences que nous avons définis ne serait réalisable
que si un large public en ressentait lui-même le besoin et si les auteurs susceptibles de
l'écrire étaient portés spontanément par la même exigence. Si elle n'est qu'une sorte de
« non sens programmé » conçu à froid, artificiel, sans nécessité, elle provoquera
inévitablement le rire, comme ces tableaux dont les objets sont déformés sans raison
par les peintres, qui ne les exécutent que pour des raisons commerciales ou pour épater
le bourgeois. Les formes abstraites et pures sont nées en peinture en payant un tribut
nécessaire à la déformation des objets et des êtres du monde extérieur. De même, la
forme pure ne peut naître au théâtre qu'au prix d'une déformation identique de la
psychologie et du comportement des personnages. Il faut que l'oeuvre soit
complétement libérée de tout souci de fidélité, d'exactitude à l'égard des données de la
vie, mais par contre il lui faut être d'une précision scrupuleuse dans les liaisons de
l'action et de la construction formelle.
La tâche consistera donc à meubler le temps d'un devenir scénique possédant sa
propre logique, sans aucune dépendance à l'égard du réel. L'exemple imaginé
ridiculisera peut-être ma théorie, déjà suffisamment ridicule (voire absurde ou
révoltante) pour certains, mais je la proposerai malgré tout.
Trois personnages habillés de rouge entrent en scène et saluent on ne sait qui.
Une de ces personnes récite un poème (qui doit apparaître à cet instant comme
indispensable). Entre un vieillard à l'expression douce menant un chat au bout d'une
laisse. Tout cela se déroule sur un fond de rideau noir ; Ce dernier s'ouvre et découvre
un paysage italien tandis que retentit une musique d'orgues. Le vieillard s'adresse aux
personnages déjà en scène, leur dit quelque chose en accord avec l'ambiance qui
précède. Un verre tombe d'une table ; Tout le monde se jette à genoux et pleure. Le
vieillard se mue alors en un fauve déchaîné et assassine une petite fille qui vient juste
d'entrer en scène en rampant du côté jardin. Sur ce, un beau jeune homme fait
irruption, remercie le vieillard du crime qu'il vient d'accomplir et les personnages en
rouge se mettent à chanter et à danser. Après quoi, le jeune homme sanglote près du
cadavre de la petite fille en disant des choses très drôles et très gaies. Le vieillard
reprend alors son apparence première d'homme doux et bon et rit dans un coin en
prononçant des phrases simples et sublimes.
Les habits peuvent être au choix, de style ou entièrement fantaisistes. La
musique peut jouer à certains moments. Est-ce une maison de fous ou le cerveau d'un
fou sur la scène. Il se peut, mais avec cette méthode, il est possible, en écrivant
sérieusement une pièce de ce genre et en la présentant avec la rigueur nécessaire, de
créer des spectacles d'une beauté jamais rencontrée jusqu'alors, grâce à ce style
nouveau qui ne rappelle rien de ce qui a été fait.
En sortant du théâtre, le spectateur devrait avoir l'impression d'émerger d'un
rêve étrange dans lequel les choses les plus banales ont un charme inexplicable, ce
charme incomparable que seuls possèdent les rêves. Aujourd'hui, le spectateur quitte
le théâtre avec un sentiment de dégoût ou l'âme bouleversée par l'horreur biologique
ou sa sublimité ou bien encore, furieux d'avoir été « eu » par des trucs ; quels que
soient ces genres, le théâtre actuel ne donne presque jamais l'impression d'un monde
fondamentalement différent, ouvrant sur une beauté purement formelle ; certaines
oeuvres d'auteurs anciens contiennent parfois des moments de cette nature et on ne
saurait le nier sans faire preuve d'une partialité diabolique. On les trouve dans
certaines pièces de Shakespeare et de Slowaki mais jamais dans leur forme pure et
c'est pourquoi ces oeuvres, en dépit de leur grandeur, ne donnent pas l'impression
recherchée.
Le point culminant ou le dénouement d'une telle pièce peuvent ne pas satisfaire
ce que j'appelle la « tension de nos tripes » , tension qui explique le succès des pièces
d'aujourd'hui. Il faut totalement oublier ces habitudes néfastes – ce besoin de suspens
– par exemple – pour pénétrer dans ce monde nouveau qui ne nous concerne pas
vitalement, pour pouvoir vivre un drame métaphysique, comme celui que suscitent les
notes d'une symphonie ou d'une sonate ; le dénouement ne peut être la solution ou la
résolution d'un problème vital mais le déliement d'un noeud formel, sonore, plastique
ou psychologique, libre de toute référence au réel.
Evidemment, ceux qui ne comprennent rien à l'essence de l'art pourront là
encore me reprocher l'apparence totalement gratuite d'une telle oeuvre ; Pourquoi trois
personnages et pas cinq ? Pourquoi sont-ils en rouge et non en vert ? Bien qu'il ne soit
pas possible de justifier logiquement la nécessité de tel nombre ou de telle couleur, ces
éléments devront pourtant apparaître comme nécessaires, comme ils le sont toujours
en toute oeuvre véritablement composée et structurée. Et son dénouement doit
apparaître si évident qu'il soit exclu d'en imaginer de différent. J'affirme que si une
telle pièce est écrite avec sincérité, elle s'imposera nécessairement au spectateur.
J'ai déjà dit qu'au théatre, le problème de la forme pure est beaucoup plus ardu
que dans les autres arts, parce que, comme l'a dit un « connaisseur », le public fait
partie du spectacle lui-même et la pièce doit être rentable. Mais je pense que tôt ou
tard, le théâtre prendra la voie de l'inassouvissement de la forme, qu'il a négligé
jusqu'à présent. Je suis persuadé qu'on pourra créer des oeuvres exceptionnelles du
point de vue de la forme pure et qu'on cessera d'avoir affaire à une pseudo-rénovation
du théâtre, à la répétition nauséeuse d'un répertoire révolu. Il faut libérer la « bête
endormie » et voir ce qu'elle va faire. Si elle devient enragée, il sera temps de l'abattre.
1920
Tags : Stanislas Ignacy Witkiewicz, Witkacy, Forme pure
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