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° TUTUGURI et CIGURI
Tutuguri et Ciguri
par Virginie Di Ricci
« Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. » Gérard de Nerval
« J’écris pour les analphabètes. » Antonin Artaud
Je dois à Régis Hébraud, opérateur de prises de vue, monteur et passeur infatigable des films de Raymonde Carasco réalisés dans la Sierra Tarahumara entre 1976 et 2001, un choc dont l’onde ne finit plus de secouer ma conscience.
« J’ai voulu voir ce pays, ce peuple d’Hommes rouges. Plus profondément, j’ai voulu voir l’écriture d’Artaud. Curiosité de cinéaste. D’enfant. Enfant en écriture. »1
De la Sierra Tarahumara l’on ne revient pas, nous dit Régis Hébraud, alors que devant nous, après la projection, sa présence atteste du Double à l’œuvre. Tout dans ses paroles et ses gestes calibrés prouve que son corps a traversé l’écran et que la terre sacrée indienne nous a envoyé un de ses très rares et si précieux émissaires. À la question posée par un spectateur, Régis Hébraud répond qu’il ne peut pas retourner dans la Sierra sans son épouse, Raymonde Carasco.
J’ai dit l’écran, sa médiocre dimension de mini salle à l’abandon où grelottent quelques existences étudiantes et poètes, cette nuit-là, mais il n’y a pas d’écran dans le cinéma de Raymonde Carasco et de Régis Hébraud.
L’œil est à nu, dépecé de ses paupières externes et internes, préparé à boire tout le Bleu du ciel Tarahumara tel un dictame, après le rite d’exsanguination d’un taureau, où toute la philosophie des Tarahumaras s’observe dans des gestes cruels d’une délicatesse infinie. Ses poumons et son cœur iront à Ciguri.
« Les danseurs de matachines se rassemblèrent devant le taureau et lorsque celui-ci fut bien mort, ils attaquèrent leurs danses de fleurs. »2
Dans ce rite sans viande, en lequel Artaud a reconnu celui des Rois de l’Atlantide, L’horrible révélation, la seule3, la peau entière est séparée de la fine membrane veinée, laiteuse, enveloppant les organes gonflés, violacés de l’animal tandis que le sang, jailli de la carotide, se recueille à même son bouillon dans une vasque de bois sans qu’aucune goutte ne tombe. Silencieux, docile, comme à l’écoute du son de la râpe qui l’accompagne dans la spirale d’agonie, l’animal ne beugle pas, et les cinéastes, dans Ciguri 96, nous le montrent nous regardant à l’envers, puis fixent la forme de son esprit dans un gros plan noir et blanc totémique, envoûtant. Non, il n’est pas mort le secret perdu dans Atlantis, « Que ceux qui ne me croient pas aillent dans la Sierra Tarahumara. »
L’énormité du fait Tarahumara dans la vie et l’œuvre d’Antonin Artaud, le fracas de l’après-coup radiophonique d’Un voyage au pays des Tarahumaras, non pas mythique mais bien réel qu’Artaud fit en 1936, me sont apparus si actuels dans leur inactualité, que la relecture des textes mexicains et Tarahumaras d’Antonin Artaud à la lumière des films et des écrits de Raymonde Carasco, philosophe, écrivain et cinéaste qui voulait voir l’écriture d’Artaud, s’en est trouvée complètement dégagée de sa poussière de mythe.
De ce mythe, dont Artaud n’aura pas manqué sentir qu’il pourra lui aussi, Antonin Artaud, l’absorber dans son flou, entre rêve, folie et réalité, le noyer dans cet inoffensif réservoir d’oubli, quand c’est la réalité nue et vraie translatée sur le plan foudre qu’il faudra alors lancer dans les ondes avec ou sans machines Pour en finir avec le jugement de Dieu.
C’est ainsi que les premiers textes Tarahumaras qu’Artaud écrit et publie dans la presse au Mexique en 1936 – La montagne des signes, Une Race-Principe, Le rite des Rois de l’Atlantide, Le Pays des Rois-mages – empreints d’échos de la poésie du Grand-jeu, de celle de Roger-Gilbert Lecomte particulièrement, figure prophète de cette « jeunesse française dont les aspirations ne sont pas une chose dont on puisse parler dans les livres, ou dans les journaux, comme on décrit une maladie bizarre, une curieuse épidémie qui n’a rien à voir avec la vie »4 – gardent une atmosphère mythique de fond des âges mais constitueront le trésor de rushes dans lequel Artaud taillera douze ans plus tard, au sortir de son propre anéantissement dans les asiles français, ses deux derniers poèmes de foudre, Tutuguri le rite du soleil noir (Octobre 1947) et Tutuguri (16 février 1948), en un double sursaut de morsure tétanique et sans mystique.
C’est que toute l’histoire de l’écriture de l’Expérience Tarahumaras, comme la désigne Raymonde Carasco, s’apparente elle-même à un rite d’anéantissement, long de douze années torturantes, douze comme les heures de la nuit rituelle entre soleil qui descend et soleil qui monte pour tomber dans le ciel, qui s’achève en février 1948 par la sortie surhumaine d’un nouveau soleil, un poème des ténèbres duquel surgit un hiéroglyphe en sang, brandissant ce fer à cheval, cette malchance, cette mal-orientation pour le soleil, telle l’auto-extraction d’une pierre de folie, de tout un sang toxique et ferreux d’une haine de géhenne arrachée et isolée dans un grand U d’aimant brandi.
En 1937, de retour à Paris, Artaud écrit La danse du Peyotl, que Paulhan publie avec La Montagne des signes sous le titre D’un Voyage au pays des Tarahumaras, qu’Artaud voulut signer de trois étoiles, par éthique et souci d’efficacité. Il n’est plus l’Artaud de La conquête du Mexique5, ce « Scénario théâtral », tragédie de la défaite de Moctezuma le Roi-astrologue face à Cortés, pour laquelle Artaud voulait, avant son départ au Mexique, donner (au sens démesuré d’Abel Gance) tous les moyens du cinéma au théâtre, à destination des masses.
« …À part cela il y a un agacement sur les bords extérieurs de l’Histoire, un point où la légende et le réel se rencontrent, le naturel et le surnaturel, l’expliqué et l’inexpliqué. Agacement qui ne se traduit pas de la même manière pour les poètes et pour les savants. Et cet agacement rappelle Minos, Mycènes, Mitla, Copàn.»6 On pourrait ajouter à cette inédite et secrète liste : Norogachic.
Après son voyage, il ne s’agira plus de sauver les hommes, mais de sauver les hommes qu’il faut7. Sauver les Tarahumaras et ceux, philosophes et poètes qui comme eux cultivent le sueño. Les sauver comme lui-même de la seconde mort8. Le film Artaud et les Tarahumaras de Raymonde Carasco débute par trois plans noir et blanc de visages d’hommes aux yeux tristes et brillants. Et dans le troisième homme, on croit voir Artaud. C’est troublant. N’est-il pas devenu l’un des leurs ? comme Régis Hébraud et Raymonde Carasco sans doute.
La danse du Peyotl restitue les conditions plus qu’éprouvantes, dues à la dangereuse suppression, au supplice de l’emprise, à l’attente découronnée dans l’angle mort, dans lesquelles Artaud, après l’hallucination vraie d’un tableau de Jérôme Bosch, finit par accéder au rite du Ciguri. La composition picturale qu’Artaud voit se peindre elle-même au bout de cette terrible attente de 28 jours, dans la peau du blanc dont les Tarahumaras ont toutes les raisons de se méfier, sonne l’ouverture de la mise en scène du rite, tel un rideau dévoilant l’entrée en piste des danseurs coiffés de miroirs, des sorciers et de leurs desservants, en un fondu enchainé, un épanchement du rêve dans la réalité. 28 jours qui n’étaient pas stase dans la confusion mais prémices cruelles du rite qui s’ordonne pour lui selon les plus parfaites lois du Théâtre et son double. Artaud le filme par l’épiphyse9.
« Contrairement à une idée enseignée dans les écoles, que le théâtre est issu des religions, nous chercherons à montrer, au moyen d’exemples, que c’est la religion qui est née des rites antiques et primitifs du théâtre. »10
28 jours. Quelle fulgurance ! Quand on comprend grâce aux films de Raymonde Carasco et de Régis Hébraud11 la complexité, le culte du secret et du mystère qui entourent et protègent ces rites, et que ce sont bien des chemins, des chemins physiques qu’il faut trouver et retrouver, parcourir à travers l’immense Sierra, pour ouvrir l’impossible, l’invisible.
Cette vitesse, ces maigres semaines pour gagner sa confiance, cueillir ses paroles d’une antériorité inouïe et saisir en un plein vol au ras des pierres l’Être Tarahumara, participe de l’aura mythique de ce voyage qui sera mis en doute par beaucoup, ainsi Le Clézio dans son « Artaud le rêve mexicain ». Or, c’est bien cette vitesse et cette capacité d’enregistrement d’homme sans caméra, machine à œil buté12, qui travaille la pensée de Raymonde Carasco établissant un parallèle puissant entre le plan barbare de Pasolini13 à travers sa Divine Mimesis14, le hiéroglyphe-cinéma d’Eisenstein15, et la translation sur le plan foudre d’Antonin Artaud.
Artaud explique dans Le Rite du Peyotl (1943-1947), comment il a usé de diplomatie auprès des métis, des missionnaires jésuites et des représentants du pouvoir mexicain en poste à Norogachic pour gagner la confiance des Tarahumaras en permettant que leurs fêtes et rites aient lieu malgré l’interdiction pesant sur eux. Et je ne peux m’empêcher de croire qu’Artaud exerça aussi son art politique de l’acteur pour prouver aux Tarahumaras l’authenticité de sa démarche, la pureté de sa nécessité et qu’il inventa même son art glossolalique parmi eux, en un potlach accélérateur qui ne regardait que lui et eux : « Mais d’où viennent les mots sinon d’une danse de la parole et le sens rationnel n’est venu qu’après, c’est un langage fait pour les masses essentiellement. »16
Cette vitesse, nous la retrouvons au salon de l’Orangerie où la visite d’Artaud de l’exposition Van Gogh ressemble à s’y méprendre à une course pieds nus dans la sierra, appareillée d’un œil-principe et du théâtre de curation cruelle qui souffle le poème proféré/écrit dans la foulée, comme le volcan Popocatépetl propulse sa pierre blanche jusqu’au boulevard de la Madeleine un soir de 1946. Un soir de terreur, d’énième électrochoc sans doute, de « pratique psychiatrique super-nazie », pratiquée par un psychiatre, « admirateur de Jehan Rictus, des « poètes du patois », amateur de verreries, de cartes postales de la belle époque, de « roudoudou, et de feuilles de choux », comme nous le révèle avec humour et hargne, Isidore Isou17.
Cependant, La danse du Peyotl n’avait pas suffi pour dire Ciguri. Elle laissait, entre un sommeil brutal et un réveil titubant, une césure, la place pour un changement de plan. Elle restait une description précise mais extérieure, encore plus belle, encore plus précise quand on a vu et entendu les rites du Tutuguri et du Ciguri filmés par Raymonde Carasco et Régis Hébraud. En tout cas, suffisamment évocatrice pour qu’il fut possible de réveiller sept années plus tard, par la musique âpre et lancinante de la râpe, par les bourdonnements des clochettes de corne ou d’argent (comme les portes du sommeil de l’Enéide de Virgile et de l’Aurélia de Nerval), par le cri de coyote du sorcier et les battements des tambours dans la nuit de la forêt, la trace de la brûlure, de « la combustion bientôt généralisée », la mémoire fantastique enfin, que les comas répétés et les souffrances endurées dans les asiles n’auront pu effacer.
Et d’ailleurs la petite épée de Tolède dans son étui de cuir de rouge, offerte à Artaud par un sorcier vaudou à la Havane, où est-elle ? Et le manuscrit de 200 pages d’un Voyage au Mexique, où est-il ? Perdus sans doute, mais pas perdus pour tout le monde.
« Après avoir craché je tombais de sommeil. Le danseur devant moi, ne cessait de passer et de repasser, tournant et criant par luxe, parce qu’il avait découvert que son cri me plaisait. « Lève-toi, homme, lève-toi », hurlait-il à chaque tour, de plus en plus inutile qu’il faisait. Réveillé et titubant, on me conduisit vers les croix, pour la guérison finale, où les sorciers font vibrer la râpe sur la tête même du patient. »18
C’est en effet, sept ans plus tard, en 1943, quand Henri Parisot eût la salvatrice idée d’entrer en contact avec Artaud encore interné à Rodez, afin de rééditer D’un voyage au pays des Tarahumaras, que celui-ci replongea dans ses rushes et les augmenta du Rite du peyotl, le rite de guérison, cette fois vu de l’intérieur, et qui est aussi une révolte contre l’enfermement psychiatrique et le traitement super-nazi par électrochocs. Il y a du Warburg là-dedans -(et cela a été dit et détaillé19).
Adressé d’abord au Docteur Ferdière, Le rite du Peyotl s’encombre pour lui, d’un "Supplément"20, d’un foutoir catholique aux limites grotesques, qu’Artaud abjectera avant même sa sortie de l’asile, dans une lettre à Henri Parisot21. Il l’aurait jeté au feu s’il lui avait été restitué comme il le demandait. Hélas, le Supplément circule toujours. Abolition de la croix.
Le plan-séquence revisité à neuf, revécu, par lequel il passe pour rejoindre sa propre écriture après le tunnel de mort, et qu’il insère à son Voyage, entre sommeil brutal et réveil titubant, c’est une vision par le peyotl. « Sorti d’un état de vision pareille on ne peut plus confondre le mensonge avec la vérité. » Pour les décrire toutes, il aurait fallu, dit-il, un gros volume. Mais Artaud nous livre, il faut croire, l’essentielle.
Il avait déjà croisé et reconnu dans la montagne des signes, le grand H fermé d’un cercle, le H du double de l’Homme, non pas né mais INNÉ, et au plus extrême de la vision par le peyotl, Artaud se souvient d’un alphabet pris dans une tempête, dans un vide fantastique – on pense ici à l’alphabet magique du Rêve et la vie de Nerval22 -, et qui s’éloigne à l’infini laissant échoué et sorti de sa rate, un hiéroglyphe vivant : une racine en forme de J avec à son sommet trois branches surmontées d’un E, triste et brillant comme un œil. L’esprit même de Ciguri.
JE.
Ecce Artaud.
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1 Raymonde Carasco, Dans le bleu du ciel. Au pays des Tarahumaras, Ed. François Bourin, 2014.
2 Antonin Artaud, Le rite des Rois de l’Atlantide, Les Tarahumaras.
3 Roger Gilbert-Lecomte, L’horrible révélation… la seule, Revue Grand Jeu n° 3, 1930 : « Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ? »
4 Antonin Artaud, Le théâtre et les dieux, Messages révolutionnaires.
5 Antonin Artaud, La Conquête du Mexique, Oeuvres complètes, tome V.
6 Antonin Artaud, La force du Mexique, NRF n° 354-355, 1982.
7 Ibid.
8 CF. Virginie Di Ricci, Je t’ai mis mon cœur dans ton corps pour que tu te souviennes de ce que tu as oublié», Cahier Artaud n°1.
9 Roger-Gilbert Lecomte, Fragment de « Terreur sur terre » ou « La vision par l’épiphyse », Revue Grand-Jeu n°3, 1930 : « Le milieu social du poète le caractérise douloureusement par l’antinomie d’un esprit en tous points conforme à la mentalité primitive mais dont le sens de l’invisible (Sens dont l’organe est l’épiphyse ou glande pinéale qui fut et sera le troisième œil), est, hélas, héréditairement atrophié. »
10 Antonin Artaud, Programme de la conférence Le théâtre et les dieux, donnée à Mexico en 1936.
11 Raymonde Carasco et Régis Hébraud à l’œuvre, sous la direction de Nicole Brenez, Presse Universitaire de Provence, 2016.
12 Antonin Artaud, La vieillesse précoce du cinéma, Cahiers jaunes, 1933.
13 Raymonde Carasco, article La Mimesis barbare de Pasolini, 1980.
14 Pier Paolo Pasolini, La divine Mimésis, Flammarion, 1980.
15 Raymonde Carasco, Hors-cadre Eisenstein, Macula, 1979.
16 Antonin Artaud, La force du Mexique, NRF n° 354-355, 1982.
17 Isidore Isou, Antonin Artaud torturé par les psychiatres, Les presses du réel, Coll. Al Dante, 2020.
18 Antonin Artaud, La danse du Peyotl, Les tarahumaras, L’arbalète 1955.
19 Arno Bertina, Appartenir à l’illimité, Cahier Artaud n°2.
20 Antonin Artaud, Supplément au voyage, L’Arbalète, 1955.
21 Antonin Artaud, Lettre à Henri Parisot du 7 septembre 1945, L’Arbalète, 1955.
22 Gérard de Nerval, Aurélia, le rêve et la vie : « La conviction que je m’étais formée de l’existence du monde extérieur coïncidait trop bien avec mes lectures pour que je doutasse désormais des révélations du passé. Les dogmes et les rites des diverses religions me paraissaient s’y rapporter de telle sorte, que chacune possédait une certaine portion de ces arcanes qui constituaient ses moyens d’expansion et de défense. Ces forces pouvaient s’affaiblir, s’amoindrir et disparaître, ce qui amenait l’envahissement de certaines races par d’autres, nulles ne pouvant être victorieuses ou vaincues que par l’Esprit. — Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines. L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits. »
Tags : Tarahumaras ; Artaud
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